Retour à Toamasina (Madagascar)

Nous voilà de retour sur notre chère « Ile Rouge », Madagascar. La première impression en accostant, le 12 février, était celle de « rentrer à la maison ». Qu’est-ce que ça fait du bien, de retrouver ces lieux connus, ces gens souriants, la saveur de la vanille et les tuk-tuks !

La traversée a duré plus longtemps qu’à l’aller : nous étions 8 jours en mer cette fois (et non pas 5). Une question de vents et de courants apparemment. On nous avait promis un « rough sail », c’est-à-dire une « navigation rude » au vu de la météo annoncée. Finalement, il s’est avéré que le ciel était bleu et la mer d’un calme plat tout au long de cette semaine. Cela n’a pas empêché le bateau (ancien ferry, je le rappelle…) de tanguer de gauche à droite comme s’il devait se battre contre des vagues féroces. Je n’ose même pas imaginer comment cela aurait été, si la mer avait été déchaînée !

Pour te donner un petit aperçu, voici deux photos prises à quelques secondes l’une de l’autre, avec le même angle de vue. (Vu que je n’arrive pas à poster de vidéo.) Tu peux ainsi t’imaginer les montées et descentes de 5-6 mètres que le bateau nous faisait subir, 24 heures sur 24...

 

Cela donnait des effets intéressants aussi de nuit : la première fois que je suis montée au deck 8 (tout en-haut du bateau), j’ai cru apercevoir une étoile filante. Sauf que, après avoir fait une certaine trajectoire dans le ciel, l’étoile est revenue à sa place initiale, avant de refiler dans l’autre direction et ainsi de suite. J

Cette expérience en mer m’a aussi permis de découvrir une nouveauté dans notre couple. Mon moment préféré avec Jérémie, c’était durant le « pre-sail meeting », la réunion imposée par le capitaine avant de lever l’ancre. A chaque fois qu’il annonçait des évènements un peu douteux, on était obligés de rire nerveusement. Par exemple, quand il nous a sorti : « Je ne vous dis pas que vous devez vous préparer à des vagues de 4-5 mètres de haut. Mais… soyez prêts quand-même ! » ou encore : « Si vous devez vomir, s’il-vous-plaît, faites-le dans les toilettes. Ne vomissez pas dans les lavabos. Chris le plombier vous remerciera ! Ah, et si vous êtes sur le pont et que vous vomissez par-dessus bord, regardez peut-être d’abord d’où vient le vent ! »

Heureusement, la mer a été plus calme que prévue et grâce aux médicaments, nous n’avons jamais dû vomir. Mais je savoure encore aujourd’hui ce moment de complicité où on riait à deux de ces perspectives flippantes. Probablement que ce sentiment de proximité venait aussi de la prise de conscience que tous les deux, nous étions littéralement dans le même bateau : nous allions être exposés aux mêmes galères, on allait déguster ensemble, et surtout, il n’y avait plus moyen d’y échapper maintenant. Un peu comme dans les Via Ferrata, lorsqu’on a passé le point de « non-retour ».

Dans l’ensemble, comme pour la navigation du mois de décembre, l’expérience de la haute mer reste mitigée. Non seulement à cause des nausées, mais aussi à cause de l’énergie sans cesse déployée à ne pas tomber, ou faire en sorte que les choses autour de soi ne tombent pas. On a fini aussi par carrément enlever le tiroir de la cuisine où se trouvent les services, car malgré toutes les astuces pour essayer de le garder fermé, il s’ouvrait quand-même sans cesse, avec ce boucan impossible des services qui s’entrechoquent. On a également eu un i-pad qui a giclé à deux mètres – sans se casser, ouf ! Et un bol, vite entreposé sur le plan de travail – mais qui, lui, a connu un sort plus triste… (Pas facile, non-plus, de ramasser les débris avec la balayette et la ramassoire, quand on tient déjà à peine sur ses jambes !)

Autre “fun fact” de la vie en mer : tu as déjà réfléchi à quoi ressemblerait l’odeur de ta cabine, si durant 8 jours, tu ne peux pas débarasser tes poubelles ? Et que disons, par exemple, il se trouve que tu commences tes règles le jour du départ ? Très sympa, le côté olfactif en tout cas… (J’aurais dû emporter ma cup, maintenant que j’y pense…)

A part ces petits défis, l’ambiance générale à bord du bateau était aussi toute différente que d’habitude. Ainsi, j’ai dit à Jérémie que ce style de vie nous prépare déjà pour ce qui nous attendra au home pour personnes âgées, un jour : les journées se déroulent toutes de la même manière, elles sont rythmées principalement autour des horaires des repas. On mange plus souvent, mais de plus petites quantités. Les principales interactions avec les autres résidents tournent généralement autour de notre état de santé. L’activité principale consiste à s’installer quelque part sur une chaise et de regarder la vue. On ne peut pas sortir pour aller quelque part. Jamais. Tous sont cantonnés dans le même bâtiment, jour et nuit. Parfois, il y a des jeux qui sont proposés afin de faire passer le temps. Comme par exemple le fameux « sock-golf » qui est devenu une véritable tradition à Mercy Ships lors des traversées en mer.

Chaque participant se fabrique sa propre balle de golf en pliant des chaussettes en forme de boule (il existe une technique pour faire que cette boule soit compacte et dure, presque comme une vraie balle de golf !). On s’inscrit ensuite par équipes de 2-6 personnes. Le but est de réussir à lancer sa boule sur des cibles (points noirs sur des feuilles A4 dispatchées dans tout le bateau), en suivant un itinéraire bien précis et en écrivant, à chaque poste, combien de lancers ont été nécessaires pour atteindre la cible. Le tout, ne l’oublions pas, dans un navire qui bouge et qui nous donne du fil à retordre pour simplement rester debout !

Mais mis à part le côté un peu « ralenti » de ces journées, je garde surtout l’image des vues imprenables et le bleu omniprésent tout autour. Même si la mer ne changeait pas, les différents décors du ciel faisaient que l’œil ne s’ennuyait jamais. Les couleurs, les reflets, les variations et les nuances : tout cela était dû au ciel ! Je me souviens de Sem, mon amie, à qui j’avais parlé avant de venir de mon inquiétude de me sentir un peu claustrophobe sur ce bateau. Je lui ai décrit le type de décor qui m’attendrait, dans ces ports industriels. Pour m’encourager (et ça a marché !), elle m’a lancé la phrase : « Mais Salomé ! Tu auras le ciel pour toi ! » C’est vrai. Qu’est-ce qu’on veut de plus ?

A ce propos, petit coup de pub : tu connais le livre « Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ? » de Christiane Singer ? Il est magnifique. Je l’ai lu dernièrement, et j’y ai découvert une citation que j’ai envie de t’offrir aujourd’hui :  

« La vérité ne peut être une massue dont on assène un coup sur la tête de son voisin ; elle ne peut être que ce vêtement de compassion dont je couvre ses épaules. »
— Christiane Singer

 En parlant de compassion : j’ai passé par quelques semaines plus difficiles ces derniers temps. Sans trop rentrer dans les détails, j’avais pensé rejoindre l’équipe d’aumôniers sur le bateau, et une place m’avait effectivement été plus ou moins promise. Il s’est avéré au dernier moment que quelqu’un d’autre a obtenu le poste – quelqu’un dont j’étais proche mais dont je ne savais même pas qu’elle désirait aussi ce rôle-là. Goût amer de la trahison… Les places étant limitées, j’ai dû ravaler ma salive (elle est ressortie sous forme de larmes) et dealer avec cette souffrance de « ne pas avoir été choisie ».

A la fin de mon article précédent, je t’ai parlé de ma frustration d’avoir reçu la chambre « côté parking » au lieu d’avoir la belle vue sur la mer. J’ai fait un dessin de cette vue sur le parking dans mon carnet, en inscrivant le titre d’un livre dont ma sœur m’avait souvent parlé : « Living in a world of second choices » (« Vivre dans un monde de deuxièmes choix »).

Dans cette situation de job qui m’a filé sous le nez, j’ai ressenti de l’intérieur ce que ça fait, non pas quand on n’obtient pas ce que l’on voudrait comme premier choix, mais lorsque l’on sent que l’on n’est pas le premier choix de quelqu’un d’autre… Dans le premier cas, cela touche à ce que l’on n’a. Dans le second, cela touche à ce que l’on est. Encore plus douloureux… Cela est venu réveiller évidemment des blessures plus profondes, liées à des épisodes vécus dans l’enfance. Comme celle où je n’avais pas obtenu le rôle du petit « Chico, à Puerto Rico », dans le théâtre qu’on avait interprété en 4e primaire. J’aurais tellement voulu porter cette casquette, ces salopettes et cirer les chaussures des passants en chantant mon refrain. A la place, c’est Carla H. qui avait obtenu le rôle, et mon petit démon m’a frotté sous le nez toutes les raisons pour lesquelles évidemment, c’était elle, qui devait avoir le rôle. Elle venait d’une famille plus riche – forcément, elle amènerait plus de gens payants au spectacle que moi. Elle était bien plus jolie : pour qui je me prenais, de croire que j’aurais pu avoir ce rôle-là ? Elle avait aussi une plus belle voix, évidemment, etc.

Plus de trente ans se sont écoulé depuis cet épisode, et aujourd’hui, je ressens exactement les mêmes émotions qu’en tant que petite fille. Je suis une petite fille de 42 ans, blessée dans son amour-propre. La différence, aujourd’hui, c’est que j’ai acquis des outils pour ne pas laisser le dernier mot à ce démon. Je ne lui ai pas donné la satisfaction de me murer dans la honte. J’ai appris à lui fermer le clapet en me témoignant de l’auto-compassion. En ouvrant mon cœur, au lieu de le fermer.  J’en ai parlé – à Dieu, à moi-même, à quelques personnes proches – et pour finir, quand le temps était mûr, même aussi à la fameuse personne qui m’avait blessée le plus dans l’histoire. On a pu s’expliquer, j’ai compris des éléments qui m’avaient manqué dans mon équation, j’ai pu pardonner et restaurer le lien qui avait été momentanément rompu entre nous.

Un autre élément que cette situation est venu soulever, était celui de ma valeur. Si je ne peux pas bosser, je sers à quoi ? L’aumônerie n’était pas la seule porte à laquelle j’avais frappé. J’ai également proposé mes services comme remplaçante de prof de français à l’Academy (l’école sur le bateau), étant donné que cette prof avait dû être hospitalisée en Afrique du Sud (elle y est toujours…). On m’a répondu qu’ils s’étaient débrouillés pour couvrir son poste autrement en attendant. J’ai également contacté plusieurs personnes pour refaire de la traduction en salle d’op, mais là encore, on m’a répondu qu’ils n’avaient pas besoin de mes services pour l’instant. Les seules places pour lesquelles ils cherchent du monde, ce sont des jobs dans l’admin – où il faut avoir des compétences informatiques que je suis loin de posséder (et qui, pour être honnête, ne m’intéressent pas de posséder…). Pour la première fois depuis qu’on est sur le bateau, je commençais à douter si on a bien fait de venir… Il semblerait que ce que je sais faire, ils n’en ont pas besoin, et ce dont ils auraient besoin, je ne sais pas le faire.  Génial. Autant dire que j’étais un peu déboussolée. Une phrase a alors résonné plus fort que tout le reste en moi. C’était un message de Joane, avec qui je fais des sessions de thérapie via Face Time. Elle m’accompagne à distance, mais ses mots et son cœur sont tout proches de moi. Elle m’a dit : « Peu importe ce que tu fais. Peu importe même si tu fais quelque chose ou rien du tout. La seule chose qui intéresse Dieu, c’est d’avoir ton cœur. »

Cela continue à faire son chemin en moi – et cet épisode « avant-première » de la saison 5 de « The Chosen » m’a rappelé cette vérité. Il s’agit d’une discussion entre Judas et Jésus, peu avant la trahison. Je ne veux pas te spoiler la vidéo, mais le moment qui m’a le plus touché, c’est quand Jésus lui dit : « Et admettons que je ne fasse pas ce que tu penses que je devrais faire… Est-ce que tu continuerais à croire en moi ? »

J’imagine que cette question, Il la pose aussi aujourd’hui, à moi (et peut-être à toi aussi ?) : « Si je ne fais pas ce que tu penses que je devrais faire… Est-ce que tu croirais quand-même en moi ? »

Dans mon cœur, la réponse s’est formulée toute seule. Bien sûr ! Parce qu’il y a quelque chose, dans la manière dont Il le dit, qui fait qu’à l’inverse, je sens que peu importe ce que je fais ou ne fais pas, Il a déjà choisi de miser sur moi, sur mon cœur.

D’ailleurs, même avec Judas, il avait misé sur lui jusqu’au bout. Lorsque celui-ci est venu le livrer, Jésus encore une fois l’appelle « mon ami ». Ce qu’il était sur le point de faire ne changeait rien à l’amour qu’Il avait pour lui.

Quel exemple – en terme de relations ! La vie en communauté m’amène à regarder toutes ces situations bibliques sous un nouvel angle – de décomposer brique par brique le modèle relationnel que Jésus a instauré – et d’apprendre à composer avec, comme un petit écolier qui apprend l’alphabet et commence à l’utiliser pour construire des mots, puis des phrases.  

Pour ce qui est d’un job sur le bateau, j’ai lâché prise en me disant que Dieu allait déjà se débrouiller pour m’ouvrir la bonne porte au bon moment. J’essaie de faire confiance que si je suis sur ce bateau, ça ne sera pas uniquement pour me tourner les pouces – et qu’Il a des bons plans pour moi !

 Voilà ! Je t’ai parlé beaucoup de ce qui s’est passé pour moi, ces derniers temps. Dans mon prochain article, je te parlerai de tout ce que Jérémie fait dans son rôle de « Chief Steward ».

Et avant de te laisser, voici encore un épisode croustillant de jeudi dernier : l’hôpital nous a ouvert ses portes avant d’accueillir les premiers patients. (Les opérations recommencent la semaine prochaine.) On a donc pu visiter tous les différents espaces – des tentes « pré-opératoires » sur le quai, au container qui abrite le cabinet dentaire, au « Hope Center » en ville, qui accueille les patients avant et après les opérations (certains doivent y rester plusieurs mois !), aux salles d’opérations, de soins intensifs, et de réveil. Des petits jeux étaient proposés pour nous aider à nous familiariser avec le milieu hospitalier. Ainsi, on a pu se mettre soit dans la peau de patients, soit dans celle d’infirmiers, de docteurs ou de chirurgiens. Pour ma part, j’ai par exemple joué le rôle d’une femme qui avait depuis 12 ans une tumeur qui grossissait sous la mâchoire.

J’ai dû suivre toutes les différentes étapes qu’une patiente de ce type devrait suivre : 4 rendez-vous médicaux étalés sur 2 semaines, avec à chaque fois le risque qu’on me dise que l’opération ne pourra pas se faire. (Par ex. pour des raisons de santé : si mes valeurs ne sont pas suffisamment bonnes, ils ne prennent pas le risque d’opérer. Si le test HIV est positif, cela représenterait aussi des complications, et selon l’emplacement de la tumeur, ils ne pourraient pas aller de l’avant avec le processus d’admission.) J’ai bien senti la tension intérieure et la peur que ces patients doivent ressentir – sans parler du fait qu’ils n’ont jamais vu de « blancs » pour la plupart. Il leur faut une sacrée dose de courage, pour venir sur ce bateau !

Pour nos enfants, cette expérience de « Open Hospital » a été particulièrement marquante : nos trois grands ont choisi d’enfiler le rôle d’une infirmière. Ils ont dû soigner une patiente qui s’était fait opérer à la main, suite à des brûlures. Pour ce faire, ils devaient induire de Betadine le bout des doigts de cette dame à l’aide d’un petit pinceau. Chaque doigt de cette dame avait dû être redressé par une tige en fer que l’on voyait sortir au bout.

Tout s’est bien passé jusqu’au moment où Sophie avait fini de changer la bande qui recouvrait la brûlure (faite au maquillage !) à l’autre bras de la patiente. Sans préavis, notre petite championne d’infirmière a commencé à tituber, a eu le temps de dire à son Papa qu’elle ne se sentait pas très bien, et la seconde d’après, elle s’est évanouie ! Heureusement que Jérémie l’a rattrapée !

L’avantage, quand on fait un malaise dans un hôpital, c’est qu’il y a suffisamment de monde compétent pour venir à la rescousse ! Après 2 minutes, Sophie s’est retrouvée chez l’infirmière Maryse, les jambes surélevées, à raconter ce qu’elle avait vécu – comme elle avait eu la tête qui tournait, qu’elle a commencé à voir flou, et qu’elle entendait les voix de très loin. Installée sur le brancard, elle était encore sous choc, tremblait comme une feuille et voulait toujours que Jérémie lui tienne la main (j’avais Jules sur les genoux).

Maryse lui a expliqué l’importance d’être mieux hydratée (son point faible…), de manger régulièrement et nous a proposé de retourner à la cabine pour que Sophie puisse regarder un film tranquillement, histoire de se changer les idées. Durant le film, des copines toutes soucieuses se sont relayées les unes après les autres pour venir prendre de ses nouvelles et lui dire combien elles ont eu peur pour elle. La communauté, ça a du bon aussi… Vraiment !

Bon - et pour terminer sur une touche d’humour : arrivés à Durban, au mois de Décembre, on nous avait annoncé que le “Dress Code” allait passer de 2 à 1 : Mercy Ships a en effet des codes vestimentaires selon les pays dans lesquels on se trouve, afin de respecter au mieux les diverses sensibilités des cultures. L’Afrique du Sud étant considéré comme un pays occidental, nous avions à nouveau le droit de porter des robes ou des shorts un peu plus courts.

Carleeze, qui travaille aux RH, s’était alors enthousiasmée en criant : “Youhouou ! I can have knees again !” Le revers de la médaille, c’est qu’en retournant ici à Madagascar, eh bien, on n’a plus le droit d’avoir des genoux, de nouveau… huhuuuuu !

Voilà – je te laisse ! Je vais disparaître des réseaux sociaux (et des status WhatsApp) durant 40 jours – le temps de me concentrer sur des choses plus essentielles. Si le sujet du carême t’intéresse, j’avais pondu un article à ce sujet, il y a deux ans. (L’année où j’ai jeûné du jeûne)

 

N’oublie pas de regarder la vidéo de « The Chosen » (je te remets le lien), et passe une excellente journée, sous le regard de Celui qui nous as choisis (“chosen”, justement !) de toute éternité !