Ma mère et moi

Proposition : lire cet article en écoutant ce magnifique morceau de guitare : Ocean, joué par. Andre Cavalcante.

Les bébés, ça a été la grande passion de sa vie…

Confortablement installée dans mon petit café préféré à Bulle, le Caroots, j’ai une heure top chrono pour te parler de ma mère. C’est le temps que je me donne, afin de faire simplement un petit « arrêt sur image », et non pas une dissertation encyclopédique sur ma relation avec ma génitrice sur les 42 années écoulées…

Théoriquement, je devrais passer cette heure à m’épiler, puisque nous allons à Bernaqua direct après le dîner. Tant pis, j’irai poilue, et je dirai que je suis déguisée en féministe. C’est bientôt carnaval, après tout.

En parlant de carnaval, je suis quelque peu envahie par une fanfare entière de leprechauns (tiens - mon dictionnaire Word reconnait ce mot ??? Je m’attendais à des vaguelettes rouges, mais non.) à ma gauche. Au cas où tu serais moins instruit que mon ordinateur, il s’agit de ces petits bonhommes verts irlandais, souvent accompagnés de trèfles à quatre feuilles. Bref, une fanfare de Guggenmusik se donne à cœur joie juste à côté du café, et par conséquence, une foule grandissante de spectateurs s’amasse sous mon nez.  Pas évident de rester concentrée.

Voici 4 de ces leperchauns ! (J’espère que je t’aurai appris un mot ! :-))

Au fond, je me dis que cette situation est parfaite pour illustrer ce que je vis avec ma mère quand je vais lui rendre visite. Je ne sais jamais trop ce qui va se passer – ou dans quelle direction vont partir nos interactions. Il est tout à fait probable que des petits bonhommes verts surgissent soudainement dans nos discussions, ou qu’elle se mette à chanter à tue-tête d’une seconde à l’autre.

L’ai-je déjà précisé ? Ma maman souffre d’une démence. Elle a ce qu’on appelle une démence à corps de Levy. Cela ressemble à Alzheimer – mais avec quelques particularités en plus (par exemple des hallucinations comme celles que je viens de mentionner). J’ai la chance (ou malchance ?) d’avoir été aux premières loges pour observer la différence entre ces deux types de démences, étant donné que mon Papa avait celle du type Alzheimer… J’en avais parlé dans un ancien article, si ça t’intéresse.

Ça fait maintenant deux ans et demi qu’elle est dans un foyer pour personnes âgées, et je ne remercierai jamais assez le personnel soignant qui s’occupe d’elle jour et nuit. Ils fournissent un travail hors-pair et je suis profondément reconnaissante pour tout ce qu’ils font et sont pour ma maman. Je suis également très reconnaissante de partager cette situation avec mes frères et sœur, et de sentir à quel point cette partie de la vie de notre maman nous a encore rapprochés ! C’est si bon, de ne pas se sentir seule, et de savoir qu’aucun de nous ne laisse notre maman seule non-plus.

Pour te parler un peu de la relation que j’ai avec elle aujourd’hui, j’ai envie de t’emmener sur un petit détour qui n’a rien à voir avec ma maman. A l’âge de 18 ans, j’ai fait un échange linguistique de trois mois au Canada. Une des premières choses qu’on nous a apprises avec l’organisation qui s’occupait de ces échanges, c’est qu’au lieu de juger les situations auxquelles on allait être confrontées en « bonnes » ou « mauvaises », on allait devoir apprendre à dire « c’est différent ». Par exemple pour tout ce qui avait trait à la nourriture : c’était bien pratique, quand on n’aimait pas trop un aliment, de pouvoir se réfugier dans la formule toute prête de « Hmmm… it’s different ! », sans vexer notre hôte.

Ainsi, je qualifierais le lien que j’ai aujourd’hui avec ma mère de « différent ». Je ne peux pas dire si c’était mieux avant, ou mieux maintenant. C’est juste « différent ». 

Je te donne volontiers un petit aperçu de ma visite de hier, par exemple. Je suis arrivée un peu en souci, car ma sœur m’avait prévenue que la veille, elle avait été très agitée. Au point qu’elle l’avait entendu pleurer et même crier depuis l’autre bout du couloir, malgré qu’elle était entourée d’une infirmière toute attentionnée. Les larmes avaient redoublé lorsqu’elle avait aperçu ma sœur. Aucune idée de ce qui s’était passé dans sa tête, ou dans son cœur. Un vrai dédale, plein de murs et d’impasses, ces démences…

J’étais donc un peu dans mes petits souliers en venant la trouver hier soir. (Je vais la voir environ une fois par semaine - deux, si j’y arrive.) Fatiguée après une journée de travail, j’ai été soulagée de la trouver en meilleure forme, installée dans son fauteuil dans la salle à manger. Une infirmière l’avait rapprochée du coin cuisine, où elle (l’infirmière) devait vider et remplir à nouveau le lave-vaisselle. Des bruits réconfortants pour ma maman, sans doute, étant donné la grande partie de sa vie qu’elle avait passée dans des cuisines. Je l’ai trouvée toute paisible en tout cas, et au bout de quelques instants, elle semblait même m’avoir reconnue puisqu’elle me parlait en allemand. (Cela fait quelques semaines que je remarque qu’elle ne me reconnait pas systématiquement.)

Je vois que l’heure que je m’étais donnée est écoulée. Je profite pour laisser ma dernière parenthèse descendre un peu en profondeur dans mon être, car elle n’est pas si facile à digérer. C’est la première fois que je vois cette vérité écrite ainsi noir sur blanc devant moi... Je continuerai cet article lorsque j’en aurai la force.

 Me revoilà - lessivée par une après-midi dans un parc aquatique avec plein d’enfants – mais heureuse ! (Et ouf : personne n’a remarqué que je n’étais pas épilée ! Enfin… je crois !)

Je ne sais pas si j’ai plus de force que tout à l’heure, mais en tout cas, j’ai plus de temps. Les loulous dorment paisiblement et mon homme s’occupe de rattraper l’administration des trois derniers mois. Ça me laisse la soirée tranquille pour me replonger dans la réalité de ma relation avec ma maman.

Je te disais donc que hier, elle semblait m’avoir reconnue après quelques minutes. J’en étais émue et soulagée. En cherchant dans son regard à établir le contact, je me remémorais les phrases de Tanguy Châtel, que je venais de lire la veille. Dans son livre « Vivants jusqu’à la mort », il décrit sa première relation qu’il avait construite dans le cadre de son travail en soins palliatifs. Voici ses mots, qui résonnaient fort dans ma tête et faisaient directement écho avec ce que je vivais moi-même :

« Notre relation s’approfondit en se simplifiant. Peu de paroles, beaucoup de regards, et une qualité de présence qui se renforce. Tout cela est tellement plus simple que je ne l’aurais cru. »

 Dans ma fatigue, j’ai tout à coup choisi de poser ma tête sur la tablette fixée sur sa chaise roulante, à l’endroit où sont posées ses mains généralement.  C’était la première fois que j’ai fait ce geste, et je l’ai fait sans réfléchir.  Je crois qu’une partie de moi a simplement capitulé devant le chagrin qui s’accumulait en moi, de la voir me fixer de ses yeux bleus, sans pouvoir formuler une seule phrase cohérente.  Elle venait de me faire une sorte de compliment, d’être arrivée en robe de mariée (alors que je portais un vieux jeans déchiré, et un gros pull vert olive). En souriant à moitié, j’ai donc posé ma tête à plat devant elle, me laissant aller à l’émotion et en fermant les yeux. Au début, elle n’a pas réagi. Puis, tout doucement, elle a commencé à me caresser les cheveux, très lentement, avec ses doigts tout recroquevillés. Ensuite, elle s’est mise à « jouer » avec mon oreille, à la masser et à la plier. Je souriais et pleurais en même temps – c’était si délicat, si tendre. J’étais à nouveau la « petite Salomé », et elle, « ma Maman ». ça faisait très longtemps…


Voilà. Je crois que je vais m’arrêter là. Le but avait été de faire un petit arrêt sur image. Il est fait. Je ne pourrai pas ajouter plus aujourd’hui. Juste encore préciser qu’on n’a de loin pas toujours été très proches, ma mère et moi. Elle n’a jamais été la « maman parfaite », et Dieu sait que je n’ai jamais été « la fille parfaite » non-plus ! Je me souviens notamment de ma période d’adolescence où nous étions constamment en conflit l’une avec l’autre. Même à l’âge adulte encore, nous avions des tensions et des points de vue souvent divergents. C’est entre autres pour ça que je peux dire honnêtement que la situation d’aujourd’hui n’est pas « pire » ou « mieux » qu’avant. Elle est différente, c’est tout. Je dois dire que je savoure la relation si apaisée qu’on partage durant cette dernière ligne droite de sa vie sur Terre. C’est du « tout nouveau » et c’est beau, tout simplement.

Qui sait ? C’est peut-être lorsqu’on est confronté à nos limites et à notre impuissance profonde, qu’on offre finalement la meilleure partie de soi au monde ?